Les femmes agricultrices ont été totalement invisibilisées jusque dans les années 1960 et ont mis plusieurs décennies à conquérir le droit à un statut professionnel équivalent à celui des hommes.
Si vous voulez en savoir plus, n’hésitez pas à consulter le premier article de cette série dédié au défi de l’installation agricole pour les femmes.
Mais que l’on ne vienne pas me dire que “ça y est, les agricultrices devraient être satisfaites car l’égalité est atteinte !” : comme dans beaucoup d’autres secteurs, l’égalité sur le plan juridique est loin d’être une condition suffisante pour une égalité réelle entre les femmes et les hommes, et encore moins pour les autres minorités de genre.
En mars 2023, à l’occasion du salon de l’agriculture, Oxfam avait sorti un rapport précieux traitant des inégalités dans le monde agricole, “Agriculture : les inégalités sont dans le pré”, sur lequel j’aimerais venir aujourd’hui afin de dresser un état des lieux des inégalités de genre dans le monde agricole.
Et oui, ce n’est pas parce que dans les textes, les agricultrices ont accès au même statut professionnel que la situation est réglée pour toutes : en 2019, 132 000 femmes d’exploitants, soit 1 femme sur 5 travaillant sur le secteur agricole, n’ont pas de statut bien qu’elles soient cruciales dans le fonctionnement de l’exploitation.
Selon un sondage d’Agrigenre de 2020, dans l’imaginaire de 75 % des personnes interrogées, les agriculteurs sont avant tout des hommes.
Les agricultrices gagnent en moyenne 29% de moins que leurs homologues masculins, soit un écart salarial supérieur de 25% à celui des autres secteurs. Cet écart est systématique sur toutes les productions agricoles, comme le montre le tableau ci-dessous issu de l’étude Oxfam.
Ces inégalités de revenus s’expliquent par le fait que les femmes sont à la tête d’exploitations souvent plus petites (36 hectares en moyenne contre 62 hectares pour les hommes (MSA,
2022), notamment du fait des ateliers de production qu’elles mettent en place qui requièrent souvent moins de surface.
De plus, elles travaillent plus fréquemment à temps partiel et elles rencontrent des difficultés à accéder aux financements bancaires nécessaires au développement de leur activité, ce qui grève généralement leur capacité à se rémunérer. Les femmes participent également moins aux formations proposées pour des raisons variées : manque de temps lié à la charge domestique, manque de légitimité ressenti, etc ; on peut facilement imaginer que cela peut les pénaliser dans le développement de leurs compétences et donc de leurs activités.
Pour continuer sur le champ des revenus, on constate aussi des inégalités dans l’attribution des aides de la PAC. Malgré le manque de données publiques détaillées de la PAC, en croisant les données avec celles d’Agreste, Oxfam rapporte le constat suivant : du fait que les aides se concentrent dans les secteurs où les femmes sont moins représentées que les hommes (céréales, bovin lait et viande, polyculture élevage) et dans les exploitations de grande taille, les femmes sont pénalisées. Des rapports d’autres gouvernements de l’UE ont montré que les aides attribuées par la PAC contribuaient à creuser les inégalités de genre.
Ces inégalités de statut et de revenus se répercutent évidemment en inégalités d’allocations de retraite. Certes, les lois Chassaigne ont permis de revaloriser les plus petites pensions (celles des conjoint.e.s et des aides familiaux) qui pour la plupart sont des femmes. Mais en 2020, la retraite mensuelle des agricultrices n’est que de 570 € par mois alors que pour les hommes, elle s’élève à 840 € en moyenne - la moyenne agricole, tous genres confondus, étant de 700 € mensuels.
D’une part, la répartition des tâches sur la ferme est souvent genrée. En cause ? Le principe de complémentarité des sexes encore très défendu dans le monde agricole, tant par les hommes que par des femmes, comme l’explique le collectif Reprise de Terres, dans un article intitulé “Attachées à la terre ? Les sinueuses trajectoires des agricultrices” publié dans Socialter, Selon ce principe, les compétences respectives seraient mobilisées au mieux lorsque chacun.e s’en tient aux tâches propres à son genre. On vous laisse deviner la répartition…
D’autre part, en plus de la charge mentale liée à la gestion quotidienne de l’exploitation, la charge domestique est beaucoup plus importante pour les femmes que pour les hommes. Dans le secteur agricole, la séparation entre vie privée et vie professionnelle est moins claire puisque l’habitation est souvent au centre de la ferme. Une étude de la FNAB réalisée en 2019 a montré que ⅔ des agricultrices bio en couple prennent en charge la totalité ou presque des tâches ménagères.
Les sphères de pouvoir du monde agricole sont fortement masculinisées. On retrouve dans la répartition des tâches et des espaces l’idée selon laquelle le monde domestique serait celui de la femme et le monde politique et extérieur à la maison serait celui de l’homme. Comme expliqué dans notre article précédent, malgré les obligations, il y a moins d’un tiers de femmes dans les assemblées des chambres d’agriculture. Depuis les élections de 2019, seuls 8% des Présidents sont des Présidentes, selon un rapport d’information déposé à l’Assemblée Nationale en 2020. En 2017, Christiane Lambert a été la première femme élue présidente d’un syndicat agricole ce qui ne doit pas cacher que le conseil d’administration qui l’a élu compte seulement 17% de femmes. Les organisations professionnelles agricoles doivent mieux faire.
Ce manque de représentation crée malheureusement un cercle vicieux. Faute de représentation, les intérêts et points de vue des femmes agricultrices sont peu souvent portés au-devant de la scène dans les sphères de décision, ce qui ne permet pas de faire progresser l’égalité des genres. Un rapport du Sénat “Femmes et agriculture : pour l’égalité des territoires” publié en juillet 2017 préconise d’ailleurs de diversifier la composition de ces instances, aujourd’hui principalement composées d’hommes, si l’on veut voir avancer l’égalité.
En définitive, force est de constater que malgré les progrès réalisés depuis les années 1960, les inégalités de genre ont la vie dure dans le monde agricole. De plus, la féminisation du monde agricole est en recul : 29% des actifs permanents agricoles en 2020 sont des femmes contre 32% lors du recensement agricole précédent en 2010. En 2020, 26 % des chefs d’exploitation et coexploitants agricoles sont des femmes, soit un demi-point de moins qu’en 2010.
Pour autant, dans son rapport, Oxfam réaffirme également que “les femmes sont au cœur des solutions face au changement climatique” et en particulier dans le secteur agricole. Leurs sur-représentations dans les pratiques agricoles durables les placent comme motrices de la transition agroécologique.
Favoriser la féminisation du secteur agricole et lutter contre les inégalités de genre en son sein pourrait donc être un levier important dans la transition vers un système agricole à la fois plus juste et plus durable. Ce sera l’objet du 3ème article de cette série.
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